Lester Bangs, Le plus punk des Rock Critics
Lester Bangs est le plus grand rock critic du XXIe siècle, sans doute de tous les temps même, et il pourrait bien le rester jusqu'à la Fin. Il suffit pour cela de jeter un œil sur la presse musicale actuelle pour en être sûr. Je ne crache nullement sur ladite presse musicale du moment, ne vous méprenez pas, c'est juste qu'en comparaison de Lester Bangs, Rock'N'Folk, Mojo et consorts peuvent bien aller se rhabiller.
Revenons-en à nos pauvres journalistes, qui aimeraient sans doute être libres de pouvoir écrire toutes leurs bouffonneries à propos de tel artiste, mais voilà, la Censure les guette. Money, money, money. Toujours le même refrain. Donc, on écrit une petite chronique proprette sur le nouvel album de Muse, et on fait un dossier bien soigné sur les grandes heures du Velvet, point final, merci d'être passé. Bref, on applique, en bon élève que nous sommes, ce qu'on nous apprend dans les vénérables écoles de journalisme, ô combien accessibles à tout le monde.
Lester Bangs donc. « Il définit un style de journalisme critique, basé sur le son et le langage du rock, qui finit par influencer toute une génération de journalistes, et peut-être de musiciens, plus jeunes.»
Ce sont ici les mots de Bangs, dans un autoportrait, écrit deux ans avant sa mort. Nullement orgueilleux puisqu'il énonçait là une vérité qu'on ne peut contester en lisant ses écrits. Lester Bangs était conscient de son talent, qu'il commença à mettre en pratique dès l'adolescence et qui forçait déjà le respect de ses professeurs de littérature.
Leslie Conway Bangs, de son vrai nom, fut un ado rebelle, élevé par une mère étouffante témoin de Jéhova. La musique, et le rock en particulier (bien que Bangs ait commencé par le jazz), fut pour lui une échappatoire pour défier les dictats de sa mère qui voulait l'enrôler à tout prix dans sa secte. La musique était un élément vraiment important pour Lester, en témoignent ces quelques lignes qu'il écrivit, adulte : « Mon fantasme enfantin le plus mémorable était d'avoir une demeure sous laquelle se trouvaient des catacombes contenant, classés par ordre alphabétique en d'interminables rangées sentant le renfermé, tortueuses, mal éclairées, tous les disques jamais sortis ».

Les auteurs de la Beat Generation, et principalement Jack Kerouac et William S. Burrough furent pour lui des sources d'inspiration et c'est eux qui lui donnèrent le goût pour la littérature. Sa manière d'écrire se calquait notamment sur les principes d'écritures prisés par les beatniks, c'est à-dire un travail rapide, où le premier jet est souvent le bon. Lester Bangs travaillait ainsi quand il commença à écrire pour Rolling Stones en 1969 puis Creem en 1970. Cependant, en 1976, lorsqu'il quitta Détroit pour New York où il commença un travail de pigiste (notamment pour le Village Voice), son travail devint plus lent, réfléchi, avec beaucoup de réécriture de ses textes.
Si Lester avait toujours voulu écrire des romans, ou en tout cas quelque chose s'éloignant de ses critiques musicales, il n'eut jamais le temps de mener son projet à terme. Néanmoins, plusieurs de ses écrits (critiques et projets annexes) choisis par Greil Marcus, autre rock critic célèbre de l'époque, se retrouvèrent dans un premier recueil sorti en octobre 1987, Psychotic reactions & autres carburateurs flingués. Peu après est publié Fêtes sanglantes & mauvais goût, dont les textes ont été choisi cette fois par John Morthland. Celui-ci dit, dans son introduction : « certains de ses articles ne pourraient même pas être publiés dans les périodiques actuels les plus marginaux », soulignant par là le caractère provocant, presque choquant pour certains, des écrits de Bangs.
Lester Bangs se fout de tout, « tabou » n'est pas dans son vocabulaire. Il parle et aborde les sujets sans complexes. Par exemple, dans son excellent texte autobiographique, La grande émeute raciale d'El Cajon et deux vendredis soir, Lester raconte le viol d'une fille lors d'une fête de Hell's Angels. Son écriture peut aussi parfois faire penser au style de Bukowski, comme le démontre le passage suivant, (extrait de Tous mes amis sont des ermites, présent dans Psychotic reactions) : « Je l'ai appelée. En plein milieu de la conversation, elle a demandé : « Qu'est ce que tu as envie de faire en ce moment ? » J'ai répliqué automatiquement, du même ton qu'on pourrait dire « J'aimerais bien un sandwich au thon sur pain de seigle » : « Je veux baiser.» Une seconde de silence, puis, tout aussi négligemment, elle répond : « D'accord. Viens donc. » J'y suis allé à toute vitesse. »
Lester peut quelquefois se montrer philosophe, mais sa mission est avant tout de démystifier les rockeurs : « Citez moi une superstar des sixties qui ne soit pas devenue un zombie. Dylan ne compte pas, du moins pour ce qui est d'être un chaud candidat au titre, parce qu'il a été remis en selle par Blood on the Tracks. Et Lou Reed est un zombie de profession, qui peut caqueter dans les sillons et non simplement dans sa manche. Mais Mick Jagger, Joe Cocker, Stephen Stills... tous des has-been lessivés, moribonds, en pleine auto-parodie et apitoiement sur soi. »
Mordu inconditionnel de musique garage, punk ( il fut l'un des premiers utilisateurs du terme aux USA), des Stones à leur début, de Miles Davis et surtout de Lou Reed, Lester Bangs n'en fera jamais, dans ses écrits, des héros : « Comme Jim Morrison, Lou a compris l'implicite absurdité qu'il y a à poser au chieur agressif, cette bête noire du rock, et l'a parodié, traîné dans la boue. Encore que ce soit peut-être lui accorder trop de crédit. Il est plus que probable qu'il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il faisait, ce qui était la moitié de sa mystique. »

Lester aime bien critiquer tout ce qui a trait au romantique, au romanesque, c'est un de ses sujets de critique récurrents. Dans « Dylan badine avec la mafia chic », Bangs écrit, en parlant d'une chanson de Bob Dylan : « [...] l'un des exemples les plus stupidement amoraux de répugnante connerie romanesque jamais enregistrés ». Dans ce texte, on peut voir un exemple de digression parfait dont Lester avait le secret. Il passe ainsi de Dylan à la mafia, et en particulier de Joey Gallo, pour revenir, après plusieurs pages sur ceux-ci, au chanteur. Cependant ça ne choque pas du tout et ça passe même très bien, même si sur certaines digressions beaucoup plus longues que j'ai pu lire on perd quelque peu le fil.
Les digressions de Lester sont célèbres, et elles apportent un aspect plus intimiste aux écrits. En effet, on a l'impression de lire un journal intime rédigé sans vraiment réfléchir, ce qui revient à ce que je disais plus haut, comme quoi Bangs s'inspirait des beatniks pour écrire, en un seul jet. Il utilise également de longues phrases, avec très peu de points, mais cela ne gêne pas vraiment la lecture, au contraire, ça nous plonge encore plus dans le texte.
L'effet « journal de bord » est renforcé par le fait que l'auteur s'adresse directement au lecteur et raconte des anecdotes personnelles, souvent entre parenthèses. Dans l'extrait qui suit, Bangs parle « d'une branlette rapide dans un vieux mouchoir tout en matant à travers un trou un ou deux petits films granuleux ». Voici donc ce qu'il en dit : « j'ai essayé une fois sur la 42e Rue et c'était super, mais ensuite je me suis senti dégueulasse et ne suis jamais revenu. » La classe incarnée.
Auteur complexe, sarcastique, ironique et iconique, Lester Bangs se contredisait souvent dans ses articles, comme à propos du 1er album du MC5 par exemple, qu'il n'aima pas du tout à sa sortie mais qu'il encensa par la suite. Les comparaisons ou métaphores loufoques sont également une spécialité de l'auteur, comme celle-ci : « [...] qu'il arpente d'un bout à l'autre comme un poisson-chat en chaleur ».
Lester Bangs, être autodestructeur, rongé par l'alcool et la drogue, vivait le mode de vie « sexe, drogues et rock'n'roll » (surtout les deux derniers à vrai dire) mieux que n'importe quel rock critic. C'était un vrai passionné, musicien raté mais écrivain de génie, qui a voué sa vie à l'écriture, au rock, à la musique. Il est mort le 30 avril 1982 d'une overdose, à l'âge de 33 ans.
« J'étais drôle, j'avais un sens de l'humour féroce, j'étais un individu vraiment unique et imprévisible, un artiste rock, j'avais mon propre groupe, j'étais peut-être candidat- sinon aujourd'hui, du moins demain- au titre de meilleur écrivain d'Amérique (qui était meilleur ? Bukowski ? Burroughs ? Hunter Thompson ? Laissez tomber. J'étais le meilleur. Je n'écrivais pratiquement que des critiques de rock, et encore, pas tant que ça... »
Lester Bangs, 1980-1981
Mia